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ACTION CONTRE LA FAIM - CAMEROUN © Christophe Da Silva

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Cameroun

LA SOUS-NUTRITION AU CAMEROUN : UNE REALITÉ À MULTIPLES FACETTES DANS LA RÉGION DE L’EXTRÊME-NORD

Présente dans la région de l’Extrême Nord du pays depuis 2016, l’organisation met en place des projets de relèvement et de développement dans les domaines de la Santé et Nutrition, Santé Mentale et Pratiques de Soin, Sécurité Alimentaire, Eau et Assainissement.

Afin de renforcer le socle analytique sur lequel repose ses programmes, Action contre la Faim a investi dans le développement d’une méthode structurée pour conduire des analyses causales de la sous-nutrition, appelée « Link NCA ».

Link NCA (Analyse causale de la sous-nutrition – Nutrition Causal Analysis) est une méthode pour étudier les multiples facteurs responsables de la sous-nutrition. Elle représente un point de départ pour améliorer l’efficacité et la pertinence des programmes multisectoriels de sécurité nutritionnelle dans un contexte donné. Au Cameroun, l’étude a été menée de Janvier à Septembre 2023 dans le District Sanitaire de Tokombéré pour comprendre les causes sous-jacentes de la sous-nutrition. Cela a permis de catégoriser 20 facteurs de risque, dont cinq facteurs de risque ont été catégorisés comme majeurs, c’est à dire qu’ils contribuent substantiellement à la prévalence de la sous-nutrition dans le district concerné. La sous-nutrition est examinée de manière globale, évitant une approche verticale ou sectorielle, afin de comprendre les interdépendances entre les mécanismes de causalité. Ainsi, certains éléments identifiés lors de l’étude peuvent expliquer la pérennisation de la sous-nutrition dans le District de Tokombéré.

 

 

UNE METHODE POUR COMPRENDRE LA SOUS NUTRITION

 

Au Cameroun en particulier, l’objectif principal de cette étude était de comprendre les mécanismes de la sous-nutrition au niveau local, en vue de contribuer à l’amélioration de la pertinence et l’efficacité des stratégies de prévention de la sous-nutrition dans le district de santé de Tokombéré. Cette analyse révèle cinq facteurs de risque qui ont un impact majeur sur la prévalence de la sous-nutrition, y compris la malnutrition aigüe, la malnutrition chronique et l’insuffisance pondérale Ce sont :

  • Le faible espacement des naissances, grossesses précoces, répétitives ou non-désirées,
  • Le faible état nutritionnel de femmes,
  • Les pratiques d’alimentation des enfants 6-23 mois non-optimales,
  • Le faible accès aux sources de revenu et
  • Le faible support social des femmes.

Ces cinq facteurs se regroupent dans les domaines de la santé, de la santé mentale et les pratiques de soins, de la sécurité alimentaire et du genre.

De manière générale, pour les communautés de Tokombéré, si l’accès limité aux activités génératrices de revenus constitue une contrainte économique majeure, les causes de la sous-nutrition sont multidimensionnelles. Le manque de terres cultivables, la précarité financière et l’éloignement géographique compliquent l’accès aux soins et à une alimentation équilibrée. 

L’un des facteurs clés recensés est le manque d’accès aux moyens de subsistance dans la région. Les difficultés financières sont causées par l’accès limité aux sources de revenus qui de leur côté peut être causé par l’indisponibilité des terres cultivables. Cette contrainte économique a des répercussions directes sur la sécurité alimentaire des ménages. En effet, le faible revenu financier limite leur faculté à produire ou acheter des aliments nutritifs en quantité suffisante. Or, un régime alimentaire pauvre a un effet direct sur l’état nutritionnel des femmes. Leur état nutritionnel fragile avant et pendant la grossesse compromet leur capacité à assurer un allaitement maternel de qualité. De même, les apports nutritionnels réduits des jeunes enfants impactent leur croissance et leur développement. Par conséquent, le manque d’accès aux revenus, en affectant la sécurité alimentaire, a des conséquences néfastes en cascade sur la nutrition des mères et des enfants dans la zone.

En parallèle, l’accès limité aux revenus diminue le niveau du support accordé aux femmes, ce qui augmente leur charge de travail et joue sur leur bien-être mental. Cela s’accentue pendant la saison pluvieuse quand la charge de travail est particulièrement élevée et la disponibilité des aliments réduite. En d’autres termes, les femmes sans soutien approprié se retrouvent à jongler entre des responsabilités au sein de ménage et des nouvelles responsabilités liées à la génération de revenus pour combler les besoins de leurs enfants. Ceci les éloigne du foyer avec des conséquences importantes sur leurs pratiques de soins.

Le faible accès aux revenus influe aussi sur les stratégies de résilience du ménage ; si le ménage épuise d’autres options disponibles au cours des années, les stratégies de résilience peuvent devenir négatives. Entre autres, les femmes tentent de sécuriser leur survie à travers leur progéniture, supposant qu’un nombre croissant d’enfants augmente leurs chances d’être convenablement prise en charge lors de leur vieillesse. Ceci se traduit en absence de la planification familiale qui est d’ailleurs imposée par un désir des maris d’avoir une grande lignée d’héritiers. Les naissances répétitives affaiblissent l’état nutritionnel des femmes et augmentent leur charge de travail. Il est aussi important de noter que la consommation d’alcool en tant que stratégie de résilience, surtout parmi les hommes, joue négativement sur la disponibilité des ressources financières dans le ménage aux fins de la prise en charge optimale de ses membres.

 

RESULTATS QUALITATIFS MAJEURS DE L’ETUDE LINK NCA A TOKOMBERE

 

En outre, l’analyse causale de la sous nutrition LINK NCA, a également décelé des résultats notables majeurs tels que :

 

Perception de malnutrition aigüe et de retard de croissance

La malnutrition aigüe et le retard de croissance sont souvent interprétés par la population comme l’inflammation de la rate, poussée dentaire, etc. Ces conditions sont alors souvent traitées chez les tradipraticiens. Le recours aux soins dans les structures sanitaires dans le cadre du programme de prise en charge de la malnutrition aigüe n’est pas garanti sauf dans le cas d’échec de traitement du premier recours.

 

Accès et utilisation des services de santé

Un manque de ressources financières au sein du ménage, notamment pendant la saison pluvieuse, est considéré comme une barrière principale à l’accès aux services de santé. La distance demeure problématique pour les villages reculés (>5km), surtout pendant la même période quand les mayo[1] se remplissent et rendent l’accès aux structures de santé difficile, voire impossible. Le chèque santé est considéré comme coûteux, notamment parmi les femmes dont les maris se sont déresponsabilisés du paiement des frais.

 

Espacement de naissances

La communauté constate un raccourcissement de la période entre deux naissances, dû au retour précoce des menstrues qui est associé à la reprise précoce des rapports sexuels après l’accouchement. La responsabilité pour cette reprise précoce semble partagée par les deux époux. D’un côté, les hommes, surtout dans les ménages monogames, ne peuvent plus atténuer leur pulsion sexuelle chez les autres femmes, mettant pressions sur leurs épouses de satisfaire leurs besoins. De l’autre côté, les femmes précipitent de satisfaire leurs maris par peur que le refus pourrait déboucher sur une violence conjugale, un divorce et/ou une arrivée de la nouvelle épouse dans le ménage. Dans les ménages polygames, il s’ajoute la jalousie entre les coépouses et mêmes les femmes qui viennent d’accoucher réclament leurs maris pour s’assurer qu’ils ne s’attachent pas trop aux autres épouses et leur retirent le support.

 

Moyens contraceptifs

Les moyens contraceptifs modernes ne jouissent pas de l’acceptabilité communautaire. Les hommes sont plus préoccupés avec l’expansion de leur ménage et l’estime associée, tout en considérant les moyens contraceptifs comme l’interception de la volonté de Dieu. De leur côté, les femmes désapprouvent l’utilisation de moyens contraceptifs modernes plutôt par peur des effets secondaires. En ce qui concerne les méthodes contraceptives traditionnelles, les membres de la communauté mettent plus en avant l’abstinence pendant la période féconde. Pourtant, le début de la période féconde est mal calculé et ainsi les femmes ne sont pas en mesure d’anticiper des grossesses.

 

Allaitement maternel

L’administration de l’eau aux nouveau-nés continue de jouir d’une importance culturelle et la pratique se maintient en dépit des interdictions du personnel de santé. L’administration de l’eau aux nourrissons joue aussi un rôle pratique comme l’eau permet aux bébés de rester rassasiés le temps que la mère secrète suffisamment du lait pour les prochains allaitements et permet aux bébés d’avoir un sommeil plus long, ce qui permet à la mère de faire ses activités ménagères. L’administration de l’eau est ainsi une forme de supplémentation, notamment pendant les périodes quand les mères observent une diminution de la production du lait maternel et/ou lorsque la production du lait après l’accouchement est retardée. Une perception de la faible production du lait maternel stimule aussi une introduction des aliments semi-solides avant que l’enfant achève ses premiers 6 mois de vie.

 

Capacités de résilience

Dû aux décennies de chocs climatiques, sanitaires et sécuritaires auxquels les ménages ont dû faire face, les communautés évitent de « sortir la tête de la foule », de démontrer leur richesse par peur d’attirer l’attention et surtout la jalousie de personnes qui pourraient les attaquer en conséquence. Afin de protéger leurs biens et essentiellement leur survie, la communauté maintient un niveau de pauvreté ambiante et freine son potentiel au développement.

 

Clivage intergénérationnel

Si auparavant toute la communauté a veillé à la discipline des enfants, de nos jours cette obligation ne revient qu’aux parents. Pourtant, ces derniers ne disposent pas de temps à accorder à l’instruction de leur progéniture du fait des pressions de la vie actuelle. D’ailleurs, les parents n’arrivent plus à satisfaire les besoins de leurs enfants, les poussant vers l’indépendance financière précoce qui les déconnectent de leur milieu. Le clivage intergénérationnel est moins visible dans les communautés musulmanes qui n’ont pas traversé la conversion vers une autre religion au cours de la dernière cinquantaine. Suivant l’ordre social clairement défini par le Coran, les communautés musulmanes semblent mieux ancrées et ainsi plus résilientes face aux pressions de la modernisation.

 

Surcharge de travail des femmes

Les femmes estiment que leur charge de travail est très élevée, surtout dans les ménages où la femme doit absorber la responsabilité pour la génération de revenu. De point de vue de l’évolution saisonnière, les femmes constatent que leur charge de travail est plus élevée pendant la saison pluvieuse dû aux travaux champêtres.

 

Soutien social des femmes

La population constate un changement important au niveau du faible support des femmes dans les dernières dix années qui corrèle à la fois avec l’introduction des marchés bil-bil et/ou la prolifération des boissons alcooliques dans les villages ainsi qu’avec le début de la crise sécuritaire. Les femmes observent un changement dans le comportement de leurs maris après 1-2 ans de mariage et/ou après 2-3 naissances. De leur côté, les hommes disent constater que les attentes des femmes sont exagérées sous l’influence des cultures exogènes et qu’elles sont assez acerbes si les hommes n’arrivent pas les satisfaire. De ce fait, les couples peuvent se retrouver en cercle vicieux de frustrations. Lors de mariage, les femmes se trouvent en situation de dépendance mais sans support approprié pour prendre soin de leurs enfants tandis que les hommes se noient sous la pression de leurs responsabilités de plus en plus pesantes.

Les résultats de cette étude fournissent des informations importantes pour orienter les stratégies de prévention et d’amélioration de l’efficacité des interventions humanitaires. Il est essentiel de mettre en œuvre une approche intégrée et holistique et de travailler en coordination avec les partenaires et avec les acteurs locaux, dans l’optique de réduire la prévalence de la sous-nutrition et d’améliorer la santé et le bien-être de la population dans le District Sanitaire de Tokombéré.

D’ailleurs, il est également important à noter qu’au moins 4 de ces 5 facteurs de risque sont directement liés aux femmes en tant que donneurs de soins, ce qui souligne l’importance d’orienter des réponses programmatiques vers l’amélioration de leurs circonstances de vie.

 

 

RECOMMANDATIONS

 

Sur la base des résultats de cette analyse, plusieurs recommandations sont formulées pour améliorer la prévention de la sous-nutrition dans le District Sanitaire de Tokombéré :

  • Stimuler le dialogue communautaire pour évaluer les rôles et responsabilités au sein des ménages par rapport aux pressions socio-économiques actuelles afin de rééquilibrer les rôles, responsabilités et le pouvoir de décision des hommes et des femmes dans le ménage, tout en respectant leurs positionnements culturels et religieux. L’enjeu sera de créer un environnement favorable qui permettra aux femmes de construire une plus grande indépendance économique, les habilitant à sécuriser des moyens économiques pour les soins d’enfants et prendre des décisions à cet égard, sans déstabiliser davantage le positionnement de l’homme en tant que chef de ménage et ses responsabilités envers les membres de son ménage
  • Améliorer la qualité de la prise en charge dans les structures sanitaires des femmes enceintes, parturientes et post-partum, notamment celles qui subissent des complications de santé et/ou leur état nutritionnel et mental est perturbé par des difficultés vécues au niveau du ménage. Encourager le développement des stratégies de support social et/ou communautaire pendant la période des 1000 jours 
  • Renforcer les activités du plaidoyer, notamment auprès du Ministère de Mines, Eau et Energie (MINEE), sur les besoins en électricité[i] dans les zones hors réseau, ainsi qu’auprès d’autres partenaires d’investir dans les interventions transversales, telles que l’installation des panneaux solaires, etc.-
  • Disséminer les principaux résultats de cette étude Link NCA parmi tous les partenaires étatiques, non-étatiques et communautaires actifs dans le district sanitaire de Tokombéré afin d’encourager leur prise en compte dans les politiques, stratégies et plans d’actions respectifs, en appuyant spécifiquement les groupements villageois dans le développement des interventions bénéficiant aux femmes surtout pendant la saison pluvieuse.

 


Sources : 

Analyse Link NCA menée par Action contre la Faim à Tokombéré dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun de janvier en septembre 2023.

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