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Nada Al-Saqaf

Partir et ne pas regarder en arrière

Le récit retrace les parcours de Ahlam et Tasmeem, deux sœurs prises dans la tourmente du conflit qui ravage le Yémen depuis 2014.

Depuis toutes petites, Tasmeem et Ahlam nourrissent de grands projets. Elles ont vécu et étudié à Hays, dans le gouvernement d’Al-Hodeidah, entourées par leur famille. En 2015, cette zone est rapidement devenue le théâtre d’affrontements militaires opposant les deux camps. Les confrontations violentes ont contraint les populations civiles à fuir, en écrasant sur leur chemin, les rêves et les projets de deux jeunes femmes. Aujourd’hui, elles vivent en tant que personnes déplacées à Khanfar, dans le gouvernorat d’Abyan, loin de leurs foyers et de leurs rêves.

DEVOIR TOUT QUITTER

Les souvenirs du début de la guerre sont encore très présents. Ahlam a fui la ville avec son mari et ses enfants sous une pluie de feu. “Mes enfants étaient terrorisés. Leurs petits corps tremblaient à cause d’un bombardement qui était tout près.” Elle se rappelle de petits détails, comme des vêtements qu’ils portaient au moment de quitter la maison et qui constituent aujourd’hui leur unique possession. Aujourd’hui, il ne reste plus rien de leur résidence et la famille n’a nulle part où aller. “Ma maison a été totalement détruite par les bombardements. Des voisins m’ont envoyé une photo me montrant les décombres: il n’y avait ni porte, ni fenêtre, ni plafond.”

Ahlam est est allée dans le sud du pays avec sa famille, à Aden d’abord, puis à Abyan ensuite, pour s’éloigner du conflit armé et protéger ses enfants.

Lorsque vous êtes pauvre, les situations difficiles vous obligent à être une personne mature, même si vous n'êtes qu'un enfant.
Ahlam
Abyan, Yémen

Sa sœur Tasmeem avait cinq enfants et était enceinte du sixième quand la guerre a éclaté. En tant que volontaire, elle allait d’une maison à l’autre pour administrer des vaccins contre le choléra aux enfants et sensibiliser les familles. Un jour, une roquette a atterri à seulement quelques kilomètres en la recouvrant d’une épaisse couche de poussière: “Les tirs et les bombardements étaient tellement proches de ma maison que nous ne pouvions pas dormir pendant des jours. Mes enfants avaient tellement peur qu’ils dormaient sous leur lit.” Petit à petit, tous les voisins ont quitté la région.

A ce moment-là il y avait un autre combat à l'intérieur de moi. Si je quittais ma maison pour aller à Abyan, je prenais le risque pour mes enfants et moi de ne plus avoir d'endroit où rester, ni d'argent pour acheter à manger. Si je restais, j'avais peur de me réveiller dans les cendres de mes enfants.
Tasmeem
Abyan, Yémen

Réunies à Abyan, les sœurs reconstruisent leurs nouvelles vies. Cela signifie devoir affronter ses peurs et faire face aux difficultés dues au manque d’argent et de nourriture.

RETROUVER LA FORCE À NOUVEAU

Depuis toujours, Ahlam voulait devenir sage-femme. Elle a repris sa scolarité malgré les contraintes : une heure et demie de marche entre domicile et école durant deux ans, avec quatre enfants en bas âge. Son mari l’a soutenue et elle a réussi à terminer sa scolarité.

Quant à Tasmeem, elle a poursuivi ses études à l’Université et a obtenu son diplôme en éducation. Toutes les deux accomplissent le souhait de leur père, qui voulait que ses enfants fassent des études. Mais la violence du conflit au Yémen a changé leurs projets.

Lors de notre rencontre à Khanfar avec Tasmeem, les paroles de son père lui sont venues spontanément à l’esprit. Il lui disait toute petite “J’ai choisi ce nom pour toi parce que tu seras la femme la plus forte et la plus déterminée que l’on puisse rencontrer.” En arabe, son prénom signifie détermination. Mais la dépression et le sentiment d’impuissance l’ont frappée violemment, juste après l’accident de son fils qui a été gravement blessé au crâne et a dû être transféré à l’hôpital en urgence. Tasmeem a dû se battre seule contre cet événement terrible, son mari étant parti en mer pendant plusieurs mois. Grâce aux conseils de sa sœur et aux séances de groupe dans le centre de santé soutenu par Action contre la Faim, elle a réalisé qu’elle devait à tout prix reprendre ses esprits et reconstruire à nouveau cette Tasmeem forte et courageuse.

Quant à Ahlam, la perte de sa maison l’avait profondément marquée. Au moment de tout quitter, elle serrait les enfants dans ses bras au fond d’une petite camionnette qui roulait vers le sud: “Je ne voulais pas que mes enfants me voient pleurer. Je ne voulais pas qu’ils s’inquiètent mais j’étais tellement anéantie en réalisant que nous n’avions plus rien.”

Les sœurs vivent à Abyan et s’entraident en permanence. Emprunter de l’argent, acheter de la nourriture, garder les enfants ou trouver une opportunité d’emploi, – toutes les tâches se partagent entre les deux familles. Ahlam et Tasmeem se sont soutenues et ont traversé ensemble le traitement de leurs deux enfants souffrant de malnutrition, pris en charge par les équipes d’Action contre la Faim. Pour Tasmeem, sa sœur est son rocher et l’épaule sur laquelle elle s’appuie dans les moments difficiles. Retrouver la lumière et reconstruire quelque chose qui semblait inexorablement effondré, voici l’objectif pour les années à venir.


L’histoire de Tasmeem et Ahlam est un témoignage poignant sur le drame humain qui se déroule actuellement sous les yeux de la communauté internationale. Le Yémen demeure la plus grande crise humanitaire au monde. Elle résulte d’un conflit armé brutal qui s’est intensifié il y a sept ans, tuant et blessant des dizaines de milliers de civils et causant d’immenses souffrances au peuple yéménite. Le pays compte près de 4 million de déplacés internes, des milliers de civils tués et blessés (Humanitarian Needs Overview 2021).